8) Les règles d’authentification des récits chez les Chiites Imâmites
Étant donné que la quasi totalité des récits Chiites seraient déclarés faibles ou forgés si l’on devait appliquer les règles de la Science du Hadith, notamment ceux sur lesquels se basent les fondements de la doctrine, il fallait impérativement imaginer des nouvelles « règles », synonymes de contorsions, pour réhabiliter ces récits. Les savants Chiites Imâmites redoublèrent donc d’imagination pour inventer des règles qui valideraient de nouveau les récits disqualifiés par les critères de le Science du Hadith qu’ils introduisirent eux-mêmes chez eux. Ces « règles » n’obéissaient à aucune logique ou méthodologie, elles n’avaient pour objectif que de sauver les récits que l’on avaient préalablement déclarés comme Vérité. Yûssuf al-Bahrânî écrit :
ولهذا ترى جملة منهم لضيق الخناق خرجوا من اصطلاحهم في مواضع عديدة ، وتستروا بأعذار غير سديدة
« C’est pour cela que tu vois beaucoup d’entre eux, à cause de la marge de manœuvre très serrée; qui s’écartent de leur [propre] terminologie dans de nombreux cas, et se cachent derrière des prétextes insensés (non solides)1. »
On comprend très clairement que cette Science du Hadith Chiite Imâmite n’était qu’une parade, son objet n’est qu’un artefact destiné à répondre aux critiques des Musulmans Sunnites, sa substance n’ayant jamais fait l’objet d’une sérieuse et conséquente remise en question.
Du jour au lendemain, l’étiquette « Faible » ou « Authentique » ou Bon » s’est vue posée, mais il ne s’agissait que de se donner un semblant de méthodologie, face à la masse Sunnite. Mais en interne on ne change rien : on perpétue la pratique des anciens (al-Mutaqaddimûn).
Ainsi, en dépit du label ou de l’étiquette « Faible » (que l’on expose bien en vue de la masse Sunnite), les savants postérieurs (al-Muta’akh-khirûn) rejetaient souvent les récits authentiques (selon la nouvelle terminologie introduite) et approuvaient les récits faibles, selon cette même terminologie.
La nouveauté est le label « introduit », mais la force d’argumentation du récit reste la même !
Conséquence de cela, comme l’explique al-Hurr al-‘Âmilî, on voit ces propres savants (al-Muta’akh-khirûn), ceux là même qui ont introduit et utilisé la nouvelle terminologie (et Science du Hadith), se baser sur des récits « Faibles » alors qu’ils écartent ou ignorent des récits « Authentiques » dont ils disposaient. Al-Hur al-’Amilî écrit :
رئيس الطائفة في كتابي الأخبار وغيره من علمائنا ، إلى وقت حدوث الاصطلاح الجديد بل بعده كثيرا ما يطرحون الأحاديث الصحيحة عند المتأخرين ويعملون بأحاديث ضعيفة على اصطلاحهم . فلولا ما ذكرناه لما صدر ذلك منهم عادة . وكثيرا ما يعتمدون على طرق ضعيفة مع تمكنهم من طرق أخرى صحيحة
« A de nombreuses occasions, Le Maitre du groupe (al-Tûssî) dans ses deux livres de traditions, et d’autres aussi parmi nos savants, jusqu’à l’apparition (l’institution) de la nouvelle terminologie et même après [cette apparition], rejetaient les récits authentiques du point de vue des contemporains (et adeptes de cette nouvelle terminologie) et œuvraient sur la base des Hadiths [considérés] faibles selon leur terminologie [nouvelle]. Et si ce n’était ce que nous avons cité, ils ne l’auraient pas fait. Et souvent ils se basaient sur des voies (chaînes de transmission) faibles alors qu’ils avaient en leur possession d’autres voies authentiques2. »
Ci-dessous, nous vous exposons un échantillon de quelques règles imaginées par les savants Chiites pour transformer un récit « Faible » et un récit « Authentique » :
a- L’utilisation d’un récit par les anciens savants (al-Mutaqaddimûn) authentifie sa chaîne
Il suffit qu’un ancien savant utilise et œuvre sur la base d’un récit pour que celui-ci devienne automatiquement « Authentique », et ceci sans aucune attention à sa chaîne de transmission, quand bien même serait-il rapporté par un Zindiq (hérétique). Al-Rûhânî dit:
إن عمل المتقدمين من الأصحاب به الذي هو الجابر لضعف السند
« Le fait que les anciens parmi nos compagnons (savants) œuvrent sur [la base du] récit, ceci répare la faiblesse de la chaîne [de ce récit]3. »
b- La non objection des anciens (al-Mutaqaddimûn) à un récit le rend authentique
Muhammed al-‘Amilî dit:
هذه الأخبار مع كثرتها سليمة من المعارض موافقة لفتوى الأصحاب فيتعين العمل بها .
« Ces récits, de par leur grand nombre sont à l’abri des objections et en accord avec les fatwas des savants, il convient donc de les appliquer4. »
Il déclare dans un autre passage :
قال : وهذه الرواية وإن كانت ضعيفة لكنها سليمة من المعارض. ولا بأس به
« Il a dit (al-Hillî): Et ce récit même s’il est faible reste cependant à l’abri de l’objection. Et il n’y a pas de mal [à l’accepter]5. »
Al-Kâdhimî va encore plus loin et selon lui il n’est plus nécessaire que les anciens utilisent le récit ou qu’ils s’y soient opposés pour qu’une chaîne Faible devienne Authentique, mais il suffit simplement qu’ils ne s’en détournèrent pas (de ce récit) ! Il écrit :
ولا نحتاج إلى إحراز عملهم به في المقام بل العبرة في الجبر هو عدم إعراضهم عنه
« Et nous n’avons pas besoin de savoir si les anciens l’appliquaient (œuvraient sur la base de celui-ci) mais l’essentiel dans la réparation [de la faiblesse de la chaîne] c’est plutôt [de savoir] qu’ils ne se détournaient pas de celui-ci (le récit)6. »
c- Le récit Faible non-délaissé devient Authentique (et le récit Authentique délaissé devient Faible)
L’Imamite Hâchim Ma’rûf al-Husseinî dit:
ومع شيوع هذا الاصطلاح بين المتأخرين وبنائهم عليه (أي اصطلاح الصحيح) فالفقهاء في مجاميعهم الفقهية لا يعتمدون على الرواية ولو كانت جامعة لشرائط الصحة حسب الاصطلاح الجديد إذا كانت مهجورة عند المتقدمين… ويعملون بالرواية الضعيفة إذا لم تكن مهجورة عند القدماء
« Et avec la propagation de cette terminologie parmi les contemporains et le fait qu’ils se basent dessus (la terminologie du Sahih), les juristes (Faqîh), dans leurs corpus de jurisprudence, ne se basaient pas sur un récit même s’il remplissait les conditions de l’authenticité selon la nouvelle terminologie si celui-ci était délaissé par les anciens…et ils appliquaient [œuvraient sur la base d’] un récit faible si celui-ci n’était pas délaissé chez les anciens7. »
d- Le récit devient Authentique s’il est compatible avec le Madh-hab (l’Ecole)
Al-Jawâhirî écrit dans son ouvrage Jawâhir al-kalâm :
والرواية وإن كانت ضعيفة إلا أنها مع أن المحكي عن ابن إدريس نفي الخلاف عن صحتها ( مناسبة للمذهب )
« Et le récit même si il est faible – sachant que ce qui est rapporté d’après Ibn Idrîs c’est la négation de la divergence quant à son authenticité – quand il concorde avec le Madh-hab8. »
Autrement dit, contrairement aux Musulmans Sunnites dont les fondements de la croyance (‘Aqida) et la jurisprudence (Fiqh) se basent sur le Hadith Authentique, chez les Imamites ce sont les Hadiths qui sont soumis à la doctrine et à la jurisprudence du Madh-hab. On invente la doctrine, la croyance et la jurisprudence et ensuite on « authentifie » les récits selon la compatibilité ou non à cette doctrine !
e- Le récit devient Authentique si son rapporteur est pardonnable
Âghâ Ridhâ al-Hamadhânî déclare :
فلا داعي لطرح الرواية وإن كانت ضعيفة بعد صحة مضمونها وكون موردها قابلا للمسامحة
« Il n’y a pas de raisons pour rejeter le récit même si celui-ci est faible alors que son contenu est authentique et que son rapporteur est pardonnable9. »
f- Le récit devient Authentique par la simple Fatwa d’un grand savant
al-Khawânsârî écrit dans Jâmi’ al-Madârik :
والرواية وإن كانت ضعيفة بحسب السند لكنها منجبرة بفتوى الأساطين ومن لا يعمل إلا بالقطعيات من الأخبار
« Et le récit, même si celui-ci est faible en raison de [la faiblesse de] sa chaîne de transmission, [et bien] il est réparable par la fatwa des grands savants et de ceux qui n’œuvrent que sur [la base] des récits sûrs et certains10. »
g- De l’Authentification selon le bon goût
Le récit faible devient authentique s’il a une certaine saveur ! Selon le Maître contemporain, sans conteste, de la science du hadith chez les Imamites l’ayatollah al-Khô’î :
. وقد ذكر هذا في جملة من الروايات وهي وإن كانت ضعيفة السند ، ولكن مفهومها موافق للذوق السليم
« Il a cité celui-ci (ce récit) parmi un ensemble d'[autres] récits. Et même si ces récits ont des chaînes faibles, leur sens demeurent en accord avec le bon goût11! »
h- Si al-Mufîd se base sur un récit faible alors ce dernier devient automatiquement Authentique
Alors qu’il se penche sur le cas d’un rapporteur connu comme menteur et escroc, et le déclare en tant que tel, al-Tustarî ne se gène pourtant pas de déclarer authentique un récit rapporté par ce dernier, et cela parce qu’al-Mufîd se basait sur ce récit ! Al-Tustarî écrit :
لكن عبارات الدعاء واعتماد المفيد عليه يصححه.
« Mais le contenu (les termes) de cette invocation [d’une part] et le fait qu’al-Mufîd se soit basé dessus (sur ce récit) [d’autre part], le rendent authentique12. »
i- De la Théorie dite « de la substitution de la chaîne »
Cette règle est sans nulle doute l’une des plus innovantes en la matière. Elle répond à un seul besoin : repêcher le plus grand nombre de récits et les faire passer du statut « Faible » au statut « Authentique », faisant fi de toute méthodologie et démarche scientifique. Il s’agit d’une opération de greffe : greffer un bout de chaîne « sain » à une autre chaîne déficiente.
Voici un exemple :
Si al-Tûssî rapporte un récit dont la chaîne est la suivante : al-Tûssî d’après A d’après B d’après C d’après D d’après l’Imam. Et que dans cette chaîne le rapporteur B est Faible ou menteur ou inconnu et que nous disposons par exemple d’une chaîne Authentique qui va d’al-Najâchî jusqu’aux ouvrages du rapporteur C, ainsi : al-Najâchî d’après X d’âpres Y d’après C. Alors on peut substituer le bout de la chaîne Faible (qui va d’al-Tussî à B) par l’autre segment de la chaîne authentique (d’al-Najachî jusqu’à Y) afin d’obtenir le résultat : al-Najâchî d’après X d’après Y d’après C d’après D d’après l’Imam !
Kadhim Al-Hâ’irî décrit le principe de cette théorie :
نظرية التعويض في السند : وبما أن نظرية التعويض تنفعنا في كثير من الموارد مما يمكن رفع نقص السند بها
« La théorie de substitution de la chaîne nous est utile pour nombre (beaucoup) de ressources (récits) dont nous pouvons, grâce à cette théorie, lever les imperfections/défauts de la chaîne13. »
Et il donne ensuite un exemple :
أننا نفترض أن الشيخ روى حديثا عن علي بن الحسن بن فضال ، وسند الشيخ إلى علي بن الحسن بن فضال فيه ضعف ، وللنجاشي سند تام إلى علي بن الحسن بن فضال ، فنعوض سند الشيخ بسند النجاشي
« On suppose [d’une part] que le Cheikh [al-Tûssî] a rapporté un Hadith d’après Ali Ibn al-Hassan Ibn Fudhâl, et que la chaîne jusqu’à Ali Ibn al-Hassan Ibn Fudhâl contienne un rapporteur faible et que [d’autre part] al-Najâchî possède une chaîne complète jusqu’à Ali Ibn al-Hassan Ibn Fudhâl, alors on substitue la chaîne d’al-Tûssî par la chaîne d’al-Najâchî14. »
- Lu’lu’a al-Bahrain de Yûssuf al-Bahrânî, page 82.
- Wassâ’il al-Chi’a al-Hurr al-’Amilî, vol. 30 page 256.
- Minhâj al-faqâha vol.1 page 7 (le Charh), Fiqh al-Sâdiq vol.14 page 15 de Muhammed Sadiq al-Rûhânî
- Madârik al-Ahkâm de Muhammed al-Amilî vol.6 page 147
- Madârik al-Ahkâm de Muhammed al Amilî vol.4 page 176, al-Hadâ’iq al-Nadhira de Yûssuf al-Bahrânî vol.10 page 433
- Kitâb al-Salat – Taqrîr bahth al Na’ini d’al-Kâdhimî vol.2 page 278
- Al-Mabâdi’ al ‘Âma fi al-Fiqh al Ja’farî de Hâchim Ma’rûf al-Husseinî page 239.
- Jawâhir al-kalâm d’al-Cheikh al-Jawâhirî vol. 43 page 71
- Misbâh al-Faqîh de Âghâ Ridhâ al-Hamadhânî vol. 3 page 84.
- Jâmi’ al-Madârik d’al-Khawânsârî vol.5 page 260
- Misbâh al Faqâha d’al-Khô’î vol 1 page 508.
- Qâmûs al-Rijâl de Muhammed Taqiy al-Tustarî vol. 9 page 72.
- al-Qadha’e fî al-Fiqh al-Islamî de Kadhim al-Ha’irî page 51.
- al-Qadha’e fî al-Fiqh al-Islamî de Kadhim al-Ha’irî page 59.